Don Juan aux enfers [PV Priam]

" [...] Montrait à tous les morts errant sur les rivages
Le fils audacieux qui railla son front blanc. "

Tsuki, le menton dans la paume, observait à travers la vitre le frémissement sous le vent des feuilles du vieil arbre centenaire qui l'accompagnait durant chaque cours de littérature japonaise. Elle étouffa un bâillement tandis que de sa voix monocorde, son amie Minami Hokuzo, poursuivait de lire les vers qui pourtant auraient été si beaux lors d'une lecture plus enflammée.

"Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire,
Près de l'époux perfide et qui fut son amant,
Semblait lui réclamer un suprême sourire
Où brillât la douceur de son premier serment. "

Cette phrase lui semblait si triste, si cynique... De guerre lasse, Tsuki ferma les yeux et les rouvrit d'un coup. Oulà, elle avait failli s'endormir ! Ces temps-ci, elle ne dormait pas - ou si peu. Comme pour illustrer sa vague de fatigue, un nouveau bâillement la fit frissonner, et cette fois-ci elle ne put le réprimer tant il était puissant. La lectrice s'arrêta dans sa lecture un cours instant alors que quelques figures se retournaient pour dévisager l'insolente.

- J'en t'en prie, Hokuzo. Continue, lança le professeur après avoir désapprouvé d'un regard implacable l'inattention de Tsuki.

"... T... Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre
Se tenait à la barre et coupait le flot noir,

Intimidée et honteuse, Tsuki se détourna de la classe pour fuir les regards qui s'éternisaient sur elle et revint à une observation plus minutieuse, changeant de sujet d'étude cette fois. Son dévolu s'arrêta sur l'allée centrale bétonnée au loin qui séparait en deux la végétation couleur émeraude qui entourait l'établissement. Ce n'était plus qu'une question de minutes pour que la sonnerie de fin de cours résonne dans tout le lycée. La jeune fille attendait cet instant avec une impatience non feinte. Déjà certains élèves sortaient au moment où d'autres franchissaient le portail pour les heures suivantes.

"Mais le calme héros, courbé sur sa rapière,
Regardait le sillage et ne daignait rien voir. "

... Et voilà. Cette fin de poème marqua la fin du cours. La sonnerie retentit dans la salle et Tsuki rangea ses affaires avec précipitation. Quatre filles - des membres du fan club de Priam - la rejoignirent.

- On t'a entendu ! Tu t'es endormie ?!, lança Rin, la plus excentrique des quatre.
- Non, non... répondit timidement Tsuki.

La conversation continua jusque dans le couloir. Ces filles, au fil de l'année, avaient fini par devenir ses amies les plus proches au lycée. Tsuki se faisait peu d'amis car trop effacée. Elle préférait cela. Au moins, personne ne lui voulait d'ennuis. Elle n'osait pas approfondir ses liens avec quiconque de peur de se faire rejeter. Si bien qu'elle ne faisait jamais un pas vers les autres, ne s'occupait jamais des autres, ne faisant que tracer sa route seule, de façon impitoyable, sans jamais regarder ceux qu'elle laissait sur le bas côté. Elle savait bien que cela ne lui permettrait pas de garder ceux qui s'approchaient d'elle et pourtant, elle ne s'en préoccupait pas autant qu'il l'aurait fallu, du moins selon ses parents qui lui en faisait souvent le reproche.

Soudain, l'agitation de ses camarades la fit émerger de sa léthargie. Elle se tourna vers ce qui semblait provoquer ces murmures enthousiastes et ces cris hystériques. Priam !! Elle manqua de défaillir alors que ce prénom scindait son esprit de deux parties : l'une lui criait de vite le rejoindre, de l'accoster, de se faire bien voir de lui, de le laisser la séduire, de tenter de le faire succomber à son charme, de l'inviter quelque part, n'importe où... Et l'autre lui disait de passer son chemin, de rester discrète, de se taire, de l'oublier car il n'était pas pour elle. Ne sachant sur quel pied danser, Tsuki décida de n'écouter aucune de ces voix. Elle resta sur place, submergée de sentiments, anéantie par la flamme du désir...

Une claque dans le dos la fit sursauter et partir en avant. Quelqu'un lui attrapa l'épaule et l'entraîna vers Priam de façon brusque. Avant que Tsuki n'ait pu identifier qui la malmenait ainsi, son persécuteur prit la parole. Tsuki le dévisagea, incrédule.

- Devine quoi, mec, la demoiselle s'est endormie en cours ! Tu le crois ça ?! déclara le jeune homme.

Il semblait bien connaître son idole. Il l'appelait même "mec". Tsuki n'en croyait pas ses oreilles. Quel... Quel... Goujat ! Comment osait-il appeler Priam "mec" ? Quelle insolence !!! Qui était-il donc ? Bouche bée de colère contre l'inconnu, l'adolescente oublia sa gêne et s'apprêtait à remonter les bretelles de l'impudent lorsque celui-ci s'en alla après quelques paroles à "l'ange blond" (tel qu'elle le nommait). Il partait avant même qu'elle n'ait pu lui dire son sentiment. Elle aurait aimé lui courir après mais elle se rappela bientôt de la présence de Priam. Que dire ?! Que faire ?!!! Son cerveau se mit en stand-by juste au moment où elle en aurait eu le plus besoin.

- Aaa...

[Omg... Désolée, ce n'est vraiment pas bon. Et la fin tient du délire ^^' ]

Un silence funèbre planait autour des élèves. Seul le professeur, qui effectuait insatiablement son homélie, se permettait de faire résonner sa voix sur les murs de la salle. Enfin se permettait… Disons que ce n’était pas à cause de son charisme tout ça qu’il n’y avait aucun chahut. En réalité, tous les étudiants somnolaient. C’était précisément le cas en ce jour venté : une épidémie de sieste aiguë avait fait rage dans ce cours. Terrible n’est ce pas ? Seule une poignée d’irréductibles résistait encore et toujours au pouvoir soporifique de ce prof. Mais pas pour suivre ou écouter, il ne faut pas non plus exagérer, en réalité, en cette heure certainement dédiée à l’histoire et à ses débauches…Priam et deux ou trois amis faisaient des maths. Discipline jugée bien plus intéressante par le jeune homme.

-Non, là c’est une asymptote verticale. Regarde.

L’intéressé corrigea l’erreur sur sa copie. Impressionnant les progrès qu’ils avaient fait depuis que Priam avait suggéré cette idée de remplacer les heures jugées inutiles et ou ennuyeuses par des exercices en d’autres matières. A voix basse, le petit groupe faisait ainsi ce qui lui plaisait dans chaque cours. Pour récapituler, en plein milieu des sanglantes révolutions russes, on parlait limites. De toute façon, le lion avait déjà épuisé pas mal de sources sur cette période. Il s’y était intéressé à une époque mais n’aimait pas du tout la façon dont ils étaient censés l’apprendre en cours. La pédagogie enseignante et lui, ça faisait décidément beaucoup. A cette pensée, Priam parti dans un trip philosophique intérieur. Peut on considérer que le « beaucoup » pouvait être assimilé à un « plus l’infini » ? Parce que quelque part…

-Et pour cet exo tu ferais comment toi ?

Rappel à la Terre. Le lion poussa un soupir : le Lune c’était bien aussi pourtant… Un lion sur la Lune ?!!! Il secoua la tête. Il fallait vraiment atterrir. Le jeune homme montra comment résoudre le problème puis regarda la montre noire attachée à son poignet. Que ça ? Décidemment le temps passait lentement quand on s’ennuyait. Le pire était que Priam voulait bien trouver une solution mais il n’avait généralement pas le temps se partir dans ses débats/délires intérieurs avec ses amis à coté. Faute de quoi, il allait devoir continuer ses maths. C’est toujours mieux que l’histoire ceci dit… Pas vraiment convaincu, le jeune homme se plongea pourtant dans ses exercices.

La sonnerie ! Elle est belle la vie ! Le lion s’extirpa de sa chaise et jaillit hors de la salle de cours. Au programme : pause de milieu de matinée puis…rien. Enfin jusqu’à la fin de l’après-midi. C’était quand même un peu rageant : tous les profs voulus étaient absent, hormis celui qu’il fallait pour faire sauter l’heure de 5 à 6. Mais enfin c’était toujours mieux que rien et puis dans un cas d’extrême fainéantise, il pouvait toujours « oublier » d’y aller. En cas de dernière nécessité seulement. Le jeune homme était tout de même heureux de pouvoir rester tranquille durant presque toute la journée. Le pire cas serait une tentative de collage par ses amis. Mais ils le connaissaient trop pour tenter ça. Par contre, un lui manquait. Avec lui, il aurait pu passer cette journée sans problème : comme bien d’autres. Mais Yutada n’était pas en cours aujourd’hui –pas vraiment rare mais bon.

Priam se coula entre les autres étudiants massés dans le couloir, précédé/entouré/suivi par le mini groupe avec lequel il venait de faire ses maths. La marée humaine s’arrêtait pour le regarder passer ce qui ne faisait que le stresser. Après tant d’années, il aurait dû plus ou moins commencer à s’habituer, mais non. Pas du tout. Le lion avait toujours en horreur cette attention constante que lui portaient les autres. Quels qu’ils soient. Dans ces cas là, il souhaitait toujours être loin… très loin d’ici. Mais étrangement ce n’était jamais le cas. Allez savoir pourquoi. Priam ne pouvait alors plus que maudire sa malédiction –à son tour voila- et continuer à avancer. Aucune autre possibilité. Alors que le lion mettait gentiment ces idées en pratique sans embêter personne, il tomba sur un gros obstacle. Des fanatiques ! De lui en plus ! Il venait d’être arrêté devant une salle remplie par une armée de fous – folles- qui s’étaient autoproclamé-e-s « membres de son fan-club ». Et il avait visiblement ou du moins audiblement été repéré. Comment, alors qu’il hésitait entre la colère et l’envie de fuir, il pouvait encore paraître séduisant, attirant et tout ce genre de chose ???? Vraiment fichue malédiction.

Un garçon de la classe en question s’approcha de lui, traînant sa pauvre proie par le bras… ahem jeune fille. Priam avait vaguement l’impression d’avoir croisé ce type dans le lycée mais sans vraiment plus de précisions disponibles à cet instant –activité neuronale monopolisée par l’envie de fuir. Il lui lança que sa… hum, celle qu’il tenait donc, s’était endormie en cours. Oh elle est très intéressante ta vie. Vraiment. Ce type était entre ses heures libres –ajoutées à la sortie tout simplement- et lui. Et ce pour cette information capitale… Décidé à écourter son agonie, le lion choisit de lui répondre.

- Ce n’est pas vraiment la seule tu sais.

Il repensa à sa classe sûrement encore ensommeillée. Non, bizarrement ça ne lui paraissait pas être un acte blasphématoire. Priam reporta son attention sur le type…ou du moins l’endroit où il se tenait il y a quelques secondes. Il était parti aussi vite qu’il était arrivé. Ca bien. Par contre, il avait oublié quelque chose derrière lui. Un chasseur ne part pas sans sa proie tout de même. Le lion soupira : il voulait initialement dire qu’un garçon ne se tirait pas sans la jeune fille qu’il avait amenée –plus ou moins de force d’ailleurs- quelque part. Cette façon de penser faisait réellement trop… prédateur mais le jeune homme n’arrivait pas toujours à s’en empêcher. Il reporta son regard sur la gaz… hum jeune fille donc –il devait vraiment être fatigué.

- Aaa…

Priam la fixa un bref instant de son regard fauve. Une interrogation profonde dans ses pensées mais sûrement pas peinte sur son visage encore une fois. Il poussa un bref soupir. Le maudit du Lion était-il donc tellement supposé être narcissique au point de ne pas vouloir que l’on puisse voir ses émotions ? Remboursez.

- Tu ne vas pas le rattraper ?

Question de pure forme. Il voyait bien que ces deux là n’étaient pas vraiment liés. Peut-être que le gars qui venait de s’esquiver voulait seulement railler la jeune fille. Et Priam avec lui donc –vu qu’il l’avait amenée devant lui. Mais donc, c’est qu’il voulait que son avis soit tranchant sur elle. Donc qu’elle y accordait de l’importance… Pitié, pas encore une fanatique. Quoi qu’il en fût, les jeunes gens durent s’avancer en direction de la cour : la présence du lion dans un couloir étroit avait une fâcheuse à créer des bouchons à cause de groupes qui s’arrêtaient pour tenter de surprendre une de ses conversations et le regardaient la bouche ouverte. Gêné, le jeune homme sorti à l’air libre. Et à l’espace aussi surtout. Ses amis l’avaient suivi et commençaient à discuter de leurs activités de cette journée, riche en heures d’étude. Plongé dans ses pensées, pour changer, le lion s’entendit vaguement appeler.

- Tu vas faire quoi toi ?
- Aucune idée !

Priam sourit, c’était ça le bon coté.

Puis, celui qui avait posé la question s’aperçut de la présence de la jeune fille/proie de tout à l’heure.

- Oh, j’imagine que tu veux qu’on vous laisse ?

Et il avait dit ça en riant en plus. Priam était somme toute, légèrement énervé. Mais vraiment très légèrement bien sûr. Juste au point de lui expliquer calmement et de façon tout à fait diplomatique ce qu’il pourrait dorénavant faire avec son asymptote. Le lion se retint. Tant pis.

- Oui mais pas pour les raisons auxquelles tu penses. Au fond, ton neurone doit le savoir d’ailleurs si il a gardé ne serait ce qu’une once d’instinct de survie.

Dire que certains, en voyant la scène, pousseraient un « c’est beau l’amitié entre garçons quand même ! ». Non, il se faisait des idées là. Ou du moins, vraiment trop farfelues : aucune personne normale ne penserait ça. Priam reporta son attention sur la jeune fille, stoïque depuis tout à l’heure. Attendant qu’elle lui adresse un signe de vie.

[Désolé, j’espère que ça ira]